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UNE INCERTITUDE FAITE MONSTRE

Par Julien Delorme

Éditeur aux Éditions La Peuplade

 

« Je vous dirai qu'en moi j'interroge à toute heure / Un instinct qui bégaie, en mes sens prisonnier » assène l'encore jeune Victor Hugo parmi ses Chants du Crépuscule. On retrouve dans ce poème certains motifs classiques qui influeront l'œuvre de l'auteur des Misérables, ainsi qu'une propension à dépeindre les turpitudes humaines au travers de métaphores animalières, de bois obscurs et de sifflements reptiliens ; autant de motifs que l'on peut retrouver dans les belles encres qu'il commence à produire à partir des années 1850. On y retrouve une exploration de l'âme très romantique, préfreudienne, qui recourt au symbole, à la métaphore et à l'allégorie. On y lit également un conflit interne « Je vous dirai qu'en moi je porte un ennemi ». Le trouble, le doute, prennent formes monstrueuses.

 

Il y a 15 ans, dans une série de travaux autobiographiques d'inspiration intime, Anne-Bénédicte Girot plaçait les monstres dans les interstices. Séries de craques dans le béton et flaques sur l'asphalte, plantes échappées de bouches d'égout, voire même un autoportrait rampant sous le lit. Une tentative de percevoir la bête intérieure projetée derrière les fissures, dans le reflet incertain de la pisse parsemant le territoire urbain. Un traitement photographique froid assorti de textes tapés à la machine, photographiés et plaqués sur le métal. Par instants toutefois, dans les textes ou les sujets, comme une ironie perçant derrière l'angoisse. Une tentative très contournée, glaciale, de se percevoir. Aux gris de cette époque ont succédé les nuances riches des encres, à la froideur de la pellicule, la chaleur de la matière, papier gravé ou badigeonné. A la sobriété, le baroque. Et dans cette transition, la résolution d'une indétermination.

 

Les monstres se sont longtemps cachés dans son œuvre. J'ai signalé leur présence derrière des fissures des métropoles européennes (Paris, Vienne), on peut, pour en faire la révélation chronologique, les repérer aussi cachés sous les lits, dans une expression très littérale, à la faveur d'une série d'autoportrait (Autoportrait, 2006), par la fascination pour les insectes (2016) ou dans les détails intérieurs du corps humain, dans une série inspirées de coupes cellulaires (2015) ; tapis dans des paysages naturels, derrière des bosquets (Forêts, 2018), ou exprimant leur puissance, comme Charybde et Scylla au travers de manifestations météorologiques et maritimes (Monotype, 2018).

 

La multiplication des techniques, dans ce qui pourrait passer pour une série de tâtonnements s'avère en réalité une tentative réussie de libération, de réconciliation des contraintes qui ont pesé, ou pèsent toujours sur l'artiste : pression de la société quant à la perception de la féminité, pression de l'école sur la dimension conceptuelle à donner à l'art, enferrée dans certains carcans qui asphyxient la personnalité. C'est par l'expérimentation que l'affranchissement arrive, opérant la réconciliation d'un imaginaire profondément marqué par la littérature du XIXe siècle (Hugo n'est pas cité par hasard) et les velléités à faire une œuvre qui se pense et pense l'époque contemporaine.

L'introduction de l'encre, puis de la gravure, et enfin du cyanotype dans le processus créatif, l'usage de gestes artisanaux précédant la pensée de l'œuvre permettent à Anne-Bénédicte Girot de se libérer pour parler d'elle-même au gré de ses travaux. À l'analyse se substitue une symbolique plus riche, à l'épure, la multiplication de l'ornement.

 

Au terme de ce long processus de dévoilement, ils surgissent enfin en pleine lumière dans la série Chimaera (2020), qui conjugue un ensemble de technique expérimentées et éprouvées dans les travaux précédents. Et la surprise est de taille. Alors que la monstruosité latente ne s'exprimait le plus souvent que par des jeux de gris ou des teintes pâles, les créatures se dévoilent chatoyantes par l'utilisation combinée du cyanotype et, pour la première fois, de l'encre dorée venant rehausser en riches motifs les écailles, les pétales, les griffes et les ailes. Tout un bestiaire qui emprunte à la fois à différentes mythologies autant qu'aux bêtes qui peuplent les abysses sous-marins.

Parfois, la monstruosité se fait discrète, envahit un objet incongru, comme ce navet aux tiges serpentines. D'autre fois, elle provient d'hybridations extrêmes, mélanges de poulpes et de grenouilles, crabes surcarapaçonnés ou papillons à cornes. Enfin, à plusieurs reprises, motif classique de la tératologie, des créatures siamoises s'embrassent ou se déchirent. Dans cette série, le mouvement est peu présent. Ces bêtes décoratives sont pour la plupart statiques, ou lovées sur elles-mêmes, dans un lent mouvement de reptation circulaire. Les claquements de pinces ne sont pas destinés au public mais aux bêtes elles-mêmes qui ne semblent pas satisfaites de leur sort, prêtes à se battre entre elles. Tourments internes, désirs insatisfaits ?

 

L'époque de Hugo est passée et le romantisme a fait long feu, mais le doute subsiste, l'incertitude, par période, grandit et s'impose à nous. Face à ce sentiment, on peut observer plusieurs comportements. Y résister dans une quête de Vérité, d'intemporalité qui se transforme trop souvent en aveugles certitudes ; s'y abandonner et se laisser engloutir dans le grand chaos des passions et des avis divergents ; ou bien s'en servir comme d'une force créative, un moteur, douloureux certes, mais puissant. C'est ce troisième choix que reflète le travail actuel d'Anne-Bénédicte Girot. Dompter ses monstres pour apprendre à les chevaucher, mais se laisser porter dans une direction qui leur est propre. Sur le dos d'une chimère, parcourir des rivages d'encre, des forêts où le bleu du ciel a coulé au sol en flaques amples, sinuantes entre les végétations persistantes. Un monde imaginaire non pas pour fuir, mais pour revenir à soi, où la monstruosité a désormais une place centrale, où on la contemple, où on l'admire et même, réconcilié avec elle, où l'on peut rire de ses formes grotesques.

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